Soyez curieux..
27 Novembre 2019
27/11/2019 pour info-monde. Diaporama et video en fin de page.
DJ : Peux-tu te présenter en quelques lignes, toi, ta vie et en dehors de ton art?
Ma vie et mon art sont difficilement dissociables, j'ai depuis l'adolescence la conviction intime que j'ai quelque chose à apporter au monde qui ne rentre pas dans les cases d'une vie "normale". C'est d'abord l'écriture qui m'a donné mes premières ambitions artistiques, surtout au moment où j'ai été lauréat du Prix du Jeune écrivain en 1996. J'ai malheureusement échoué à faire publier mes premiers livres, malgré d'excellents contacts avec certains éditeurs parisiens , or l'écriture a ceci de particulièrement ingrat et violent que le choix de publier un auteur est comme un couperet : c'est oui ou c'est non, il n'y a pas de juste milieu.
Et j'avoue qu'après plusieurs refus qui anéantissaient en une seule lettre des mois voire des années de travail, je me suis un peu découragé. Sans compter qu'il me fallait bien manger et payer mon loyer, ce qui m'a amené à travailler, un peu par hasard car j'ai fait des études littéraires, dans les télécoms pendant plusieurs années. La photographie n'a longtemps été qu'une passion, et une passion frustrante dans laquelle je ne me voyais pas faire carrière, car je me sentais limité par la technique et incapable d'exprimer une vision qui me soit propre par ce seul biais. Les choses ont changé en 2006 : j'ai alors quitté mon boulot de salarié (même si j'ai dû occuper plusieurs postes alimentaires par la suite entre 2008 et 2016) pour me lancer dans une vie de création graphique et d'expositions.
DJ : Peux-tu nous raconter un peu ton «histoire» artistique et nous expliquer ton ou tes style(s) de prédilection ?
Il a fallu l'émergence du numérique pour que la perspective d'une carrière dans la photographie prenne sens à mes yeux. En effet, en tant que visiteur de musées et d'expositions, j'ai toujours été plus attiré par la peinture et la sculpture que par la photographie. Grâce au numérique et à tout ce qu'on peut faire avec un ordinateur et des logiciels de retouche d'image, j'ai pu réconcilier mon goût personnel et ma pratique photographique, en transformant mes clichés en autre chose que de simples photos. J'ai commencé par des exercices de style qui m'ont fait découvrir l'usage des textures,
le déclic se produisant en 2008 lorsque j'ai essayé d'imiter la sculpture La Vierge folle de Germaine Richier en faisant poser des femmes dans la même attitude pour les transformer en statue, c'est-à-dire en remplaçant la peau par du minéral. Un an plus tard, j'enrichissais cette démarche en recourant à l'impression sur toile et à un travail de glacis à l'acrylique auquel m'a initié le plasticien Philippe Laurent (un des pionniers de la musique électronique en France) : grâce à cet usage de la technique mixte qui introduisait la peinture dans le résultat final, j'ai commencé à créer des œuvres hybrides, inclassables, qui faisaient sauter les frontières entre les différentes disciplines artistiques, des sculptures virtuelles dont il n'est pas aisé de dire si elles sont peintes ou photographiées, captées ou recréées. L'aventure de mes paintographies venait de commencer, et depuis dix ans je n'ai pas cessé d'améliorer ma technique et d'élargir ma palette de matières et de traitements de l'image. Le nu a longtemps été au centre de mon travail, mais depuis quelques années j'ai introduit le vêtement, souvent sous forme de drapé, ce qui renforce encore le lien avec la statuaire gréco-latine ou renaissante.
DJ : Il se dit que l'art est un virus qui se transmet, où l’as-tu attrapé ? Et le transmets-tu ?
Je crois que je suis incapable de dire le moment précis où j'ai attrapé le virus de l'art. Je viens d'une famille complètement étrangère au milieu artistique, et d'une petite ville bien éloignée des musées ou des théâtres. J'aurais tendance à dire que mon incubation du virus a été longue et tortueuse, qu'elle est passée d'abord par la littérature et certains cours de philosophie, avant que je ne me constitue ma propre culture artistique en visitant de nombreux musées en Europe tout seul vers l'âge de 18 ans.
Maintenant que j'ai un pied dans les deux mondes, celui des "incultes" et celui de l'art, je crois que je parviens parfois à transmettre moi-même le virus, ou à tout le moins la possibilité de l'attraper : étant moi-même autodidacte et collectionneur amateur avec mon épouse, je suis bien placé pour démythifier l'art et le rôle de l'artiste auprès de mes visiteurs, pour leur faire comprendre que ce n'est pas quelque chose qui est réservé à une élite, que chacun peut se laisser emporter par une œuvre avec ses propres clés de lecture et de sensibilité, sans pour autant abdiquer l'exigence de qualité. J'ai la faiblesse de penser que certaines personnes dans mon entourage n'ont désormais plus peur de pousser la porte d'une galerie d'art, d'aller à un vernissage, voire d'acquérir une œuvre, tout simplement parce qu'elles ont compris à travers moi qu'un artiste n'était pas une personne inaccessible ni l'art un privilège limité à quelques happy few. Quant à l'art envisagé du point de vue de la création, je ne crois pas que le virus se transmette : on l'a dans les tripes ou on ne l'a pas. Ce qui peut arriver en revanche, c'est que les échanges qu'on a entre artistes nourrisse notre propre réflexion, notre regard, voire nos techniques.
DJ : Parmi tes réalisations, peux-tu nous présenter ton "coup de cœur du moment" et nous expliquer son histoire?
Mon coup de cœur du moment est "Pudeur", une œuvre très récente que j'ai présentée pour la première fois il y a trois semaines lors de la foire "Art Montpellier" avec mon galeriste Pierre Garnier.
Cette œuvre illustre à quel point mon processus créatif est aux antipodes de la spontanéité qu'on associe généralement à la photographie : en effet, pour réaliser ce tableau, il m'a fallu huit ans! Plus exactement, la séance durant laquelle j'ai photographié le modèle qui cache sa nudité derrière ses seules mains a eu lieu en 2015, tandis que la matière et notamment le cercle rouge sont issus de photographies que j'ai prises dans une station de métro en réfection en... 2011! Il a donc fallu quatre ans avant que ne me vienne l'idée d'associer entre eux ces clichés pris il y a longtemps. Et pour la petite histoire, j'avais déjà utilisé cette matière sur une œuvre de 2012 intitulée "Target", mais le cercle rouge encadrant une espèce de dièse disait complètement autre chose : dans un cas, on voyait un homme à genoux qui portait une cible au beau milieu du corps et qui ressemblait fort à un condamné à mort, à une victime, tandis que dans "Pudeur", le cercle et le dièse sont placés autour du nombril du modèle et évoquent le centre du monde, le centre de la vie, la matrice féminine par excellence.
DJ : Peux-tu nous raconter un de tes meilleurs souvenir et pourquoi pas également le pire?
Il y en a beaucoup, mais un souvenir se détache dans mon esprit comme étant à la fois une de mes expériences les plus intéressantes et en même temps une de mes plus grandes frustrations. En parallèle de mes paintographies et de mon travail de sculpture virtuelle, j'ai également exploré l'art sériel pendant quelques années à travers ce que j'ai appelé à l'époque les "Digital Absurdities". L'idée derrière cette démarche était de proposer aux spectateurs des œuvres procédant par accumulation de clichés, comme d'immenses planches-contact, chaque cliché n'ayant en soi qu'une valeur artistique peu évidente, comme les milliards de photos numériques qui sont prises chaque année et que personne ne regarde plus au bout d'un temps de plus en plus court. J'ai donc réalisé plusieurs pièces dans cet esprit (une femme qui prend sa douche, une partie d'échecs, une fontaine à absinthe qui fait fondre des sucres et remplit des verres, un voyage en voiture avec l'appareil-photo pointé sur la route, un strip-tease, etc.,
le tout en 169 clichés pris dans un cours laps de temps et assemblés ensuite sous la forme de vignettes grandes comme des timbres) en vue d'une exposition dans la galerie qui présentait mon travail à Paris, avec comme point d'orgue la réalisation d'un immense mur de photos où chaque cliché sériel serait à vendre séparément. Pour l’œuvre en question, j'ai lancé un groupe sur Facebook intitulé "Wikiniooze" et j'ai invité mes amis et mes connaissances à m'envoyer un court texte de fake news (le mot n'existait pas en 2011) avec une photo d'illustration. Une fois que j'ai pu réunir un peu plus de 120 textes, j'ai convaincu mon galeriste de mettre un costume et une cravate et de jouer au présentateur de JT avec moi et de lire chacune des fake news tout en éclusant une bouteille de whisky au passage. La séance de JT a été filmée et photographiée, afin que je puisse diffuser des vidéos et proposer un tirage de chaque fake news lors de l'exposition. Le concept "wiki" signifie qu'il s'agit d'un processus participatif, collaboratif ; ces Wikinioozes étaient donc à mes yeux une manière de faire participer le public à l'élaboration de l'oeuvre, puis à son partage (comme sur les réseaux sociaux), puisque les clichés pouvaient être acquis séparément et donc dispersés entre les mains de plusieurs propriétaires. Les contributeurs qui ont participé à l'aventure et moi-même nous sommes beaucoup amusés et l'aventure fait partie de mes meilleurs souvenirs, en revanche, en toute objectivité, cela a été une de mes pires expositions, et je n'ai vendu que très peu des clichés individuels de cette vaste Digital Absurdity, sans compter que les vidéos étaient de qualité fort médiocre... Avec le recul, je persiste à penser que l'idée était excellente, mais que je n'avais ni les moyens matériels de faire un travail de qualité, ni les réseaux suffisants pour créer un événement mémorable, un happening dont tout le monde aurait parlé. Bref, le meilleur et le pire à la fois! :)
DJ : Si tu devais faire découvrir un artiste peut être encore méconnu, qui proposerais-tu?
Je connais malheureusement beaucoup d'artistes méconnus autour de moi qui mériteraient que leur travail trouve une reconnaissance et une audience autrement plus importantes qu'elles ne le sont actuellement. Je n'en citerai qu'un, même si j'ai de nombreux autres noms en tête : Willy Bihoreau. Willy appartient au mouvement de photographie plasticienne Transfiguring, que j'ai cofondé en 2014, et il a un talent incroyable pour aller chercher les éléments photographiques dont il a besoin puis pour les assembler afin de créer des scènes apocalyptiques en noir et blanc qui mélangent photographie, dessin numérique et peinture à l'acrylique. A certains égards, Willy peut même être considéré comme un post-photographe, puisqu'il ne prend lui-même en photo aucun élément de ses compositions mais va les glaner auprès d'autres photographes ou sur le net. C'est une démarche de sampling ultra-contemporaine, servie par un vrai talent de dessinateur et de peintre, avec pour résultat des œuvres en technique mixte éblouissantes, virtuoses, et très puissantes.
DJ : As-tu de nouveaux projets ?
Oui, beaucoup de projets. Continuer mon exploration du graffiti dans la réalisation de mes sculptures virtuelles par exemple. Et puis aussi concevoir des œuvres en volumes afin de pousser un cran plus loin cette notion de sculpture virtuelle que j'associe à mes paintographies : si tout se passe bien, je devrais pouvoir présenter deux oeuvres de ce type lors de la foire Art Up! à Lille avec la galerie Pandem'Art, une qui sera dépliée et exposée au mur comme un retable, et l'autre qui sera présentée sur socle comme une vraie sculpture autour de laquelle on peut tourner... A suivre !
Georges DUMAS
Merci Georges Dumas d'avoir pris un peu de ton temps pour répondre à mes questions.